Le Grand Voyage pascal des cloches

Difficile d'y échapper ou de les ignorer, plus d'une centaine de sites1 web francophones abordent, sur le réseau mondial, les traditions populaires liées à la fête pascale : sites religieux, sites éducatifs, sites personnels, sites de confiseurs ou de gastronomes, sites journalistiques, sites encyclopédiques, sites de collectivités locales... et sites campanaires naturellement. En quelques mots ou en une page complète, chacun rappelle ou explique à l'internaute plus ou moins la même chose, à savoir que les cloches (d'église catholique) se taisent pendant trois jours, que les parents expliquent aux enfants qu'elles sont parties à Rome pour recevoir la bénédiction du Pape et qu'elle reviennent le matin de Pâques chargées d'œufs et de friandises en chocolat qu'elles laissent tomber dans les jardins, avant de rejoindre leur clocher d'origine et de sonner à toute volée la résurrection du Christ. Quelques erreurs historiques figurent sur certains sites...

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Carte postale de 1908La dimension religieuse

Le Jeudi Saint, au terme de la liturgie eucharistique, le célébrant porte au « reposoir » les pains consacrés. Devant ce reposoir eucharistique, ce sont les heures de Gethsémani que nous devons revivre puis la mort de Jésus le Vendredi Saint. La « voix de Dieu » ne nous parvient plus. Cette période de deuil et de recueillement en silence va durer jusqu'à la célébration joyeuse de la Résurrection du Christ dans la nuit de samedi à dimanche de Pâques.

Le Dimanche de Pâques est un jour de réjouissance. C'est le matin de Pâques que les disciples de Jésus apprirent qu'il était vivant. Jésus est ressuscité. Il promet une vie nouvelle pour tous ceux qui croient en lui.

Au VIIIe siècle2, dit Arnold Van Gennep dans son ouvrage de référence Le Folklore français, on cesse de sonner les cloches (ainsi que les clochettes d'autel), afin de commémorer dans le recueillement cet événement fondateur de la religion chrétienne. La règle demeure imprécise dans les coutumes monastiques du IXe siècle. C'est à la fin de ce siècle que le codex rédigé au Mont Cassin fixe l'interruption, avec remplacement des cloches de métal par des instruments de bois, des complies du Mercredi Saint à la messe tardive du Samedi Saint. Le début de l'interruption varia selon les régions chrétiennes et selon les monastères. L'uniformité de la coutume ne commença de s'établir que vers la fin du XIIe siècle.

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Les substituts de la cloche

L'apôtre Mathieu écrit qu'au moment où Jésus mourut, il se produisit des phénomènes terrifiants. C'est pour rappeler cet événement que le son des cloches a été remplacé, pendant de nombreuses années, par le bruit des « instruments des ténèbres » (claquoirs, crécelles, martelets...). Aux offices, dès le Jeudi Saint, la crécelle ou le claquoir remplace la sonnette d'autel. Pour annoncer les différents moments de la journée, l'angélus, les offices religieux, les crécelleurs (le plus souvent les enfants de chœur) passent dans toutes les rues du village en faisant tourner leurs crécelles et crient : « C'est l'angélus... » ; chaque appel est ponctué d"un tour de crécelle. Quand les cloches reprenaient du service lors de la nuit pascale, les crécelleurs cessaient le leur ! Ils faisaient ensuite le tour du village, allant de porte en porte pour quêter œufs, frais ou en sucre, ou des pièces de monnaie.

Pour être certain que la règle d'interruption de sonner les cloches soit respectée, il était courant que le curé demande au sonneur de relever les cordes dans le clocher !

Selon Van Gennep, les succédanés en bois des cloches employées en France pendant la période de Ténèbres peuvent se répartir en sept types :

A noter que certains types de crécelles fixes peuvent mesurer plusieurs mètres de long ! Van Gennep consacre de nombreuses pages de son ouvrage à l'usage de ces instruments dans les différentes régions françaises. Nous n'entrerons pas dans le détail ici.

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La sonnerie festive

La coutume de faire sonner les cloches à Pâques est ancienne et liée au souhait très humain de faire du bruit, lorsque c'est la fête, particulièrement la fête du printemps. La sonnerie des cloches annonce « l'accouchement printanier » de la nature. (Dans la Rome classique, la superstition voulait qu'on fasse tinter une cloche près d'une femme en train d'accoucher pour écarter les mauvais esprits et favoriser une naissance faste.)

L'Eglise « récupère » les fêtes de printemps païennes, comme les autres fêtes, pour marquer le rythme liturgique. Ce n'est que dans la nuit du samedi au dimanche de Pâques que les cloches carillonnent pour annoncer la joie de la résurrection du Christ. La cloche est un des symboles forts de cette fête chrétienne.

Pâques marque aussi la fin du Carême. Autrefois, les œufs étaient engrangés pendant cette période et souvent conservés dans l'eau de chaux ou d'autres manières. On les ressort pour les festivités.

C'est ainsi qu'est née la légende.

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La légende

Pour expliquer l'absence de sonnerie pendant cette période, on a dit longtemps aux enfants que les cloches partaient à Rome. mais pour des raisons aussi diverses que nos régions : pour aller chercher leurs œufs bien sûr, mais aussi pour déjeuner avec le Pape dit-on en Lorraine mosellane, pour se faire bénir affirment les habitants de la Bresse, pour se confesser assure-t-on dans l'Isère, ou même pour aller y manger de la tomme (fromage) trouve-t-on dans certains contes... Pour le voyage, les cloches se munissent d'une paire d'ailes, de rubans ou (parfois) sont transportées sur un char.

Des superstitions restées vivaces dans les campagnes avant le VIIe siècle, poussent les agriculteurs à voir dans le ciel des cloches « brillantes et rougeoyantes ». De nombreux paysans affirment en avoir vu filer au-dessus de leurs champs en faisant entendre un bourdonnement. En 587, Grégoire de Tours notait :  « Nous vîmes pendant deux nuits de suite, au milieu du ciel, une espèce de nuage fort lumineux qui avait la forme d'un capuchon. »

On a dit longtemps aux enfants qu'elles revenaient chargées de friandises et, en battant à toute volée, qu'elles les déversaient dans les jardins et les prés, sur les balcons des appartements. Le folklore varie selon les régions. Une promenade des enfants est organisée hors du village pour guetter leur passage et la chute des œufs. Mais leur vol est si rapide que personne ne les aperçoit. D'ailleurs, elles ne se montrent qu'aux enfants qui ont été très sages. Combien d'enfants regardèrent dans le ciel et ne virent jamais ces fameuses cloches de Rome ! Une mystérieuse chasse aux trésors s'organise néanmoins au petit matin de Pâques et fait la joie des petits et des grands.

Si dans tous les pays de culture chrétienne on trouve la tradition des œufs de Pâques, ils ne sont pas apportés aux enfants de la même manière... Le rôle de la cloche dans le transport des œufs se rencontre essentiellement en France ou en Italie. Au Tyrol, il s'agit d'une poule ; en Suisse, d'un coucou  et dans les pays anglo-saxons un lièvre. Le lièvre — ou le lapin — symbolise l'abondance, la prolifération et le renouveau. C'est en Allemagne et en Alsace, vers le XVe siècle, qu'on associa pour la première fois le lapin (blanc) de Pâques avec les œufs de Pâques pour célébrer le printemps.

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Une source d'inspiration pour les illustrateurs ou dessinateurs

L'illustration ancienne la plus connue évoquant le voyage des cloches est probablement la gravure de Grandville (1803-1847) intitulée Le Voyage des cloches à Rome. Cet illustrateur, né à Nancy, de son vrai nom Jean Gérard, monta à Paris à l'âge de 23 ans. Il se rendit célèbre peu de temps après avec ses caricatures d'hommes à têtes d'animaux. Entre 1835 et 1847, il fournira des centaines de dessins aux éditeurs.

Une autre illustration connue est celle qui a fait la couverture du supplément illustré hebdomadaire au quotidien Le Petit Journal du dimanche 2 avril 1899, n°437, et qui représente deux anges ailés transportant une cloche dans le ciel, avec au lointain un village et la silhouette de la basilique Saint-Pierre de Rome (légende : « Pâques. Le retour des cloches ») ; dessin signé du célèbre illustrateur et graveur parisien Fortuné Méaulle (1844-1901).

Quelques cartes postales du début du XXe s. évoquent également ce voyage à Rome dans les airs, avec la représentation de cloches généralement ailées (figures de H. Manuel, notamment). Les cartes illustrées modernes se limitent à associer des cloches très stylisées à des œufs colorés. Globalement, sur l'ensemble des cartes postales ou cartes illustrées éditées à l'occasion des fêtes de Pâques depuis un siècle, les cloches sont beaucoup moins fréquemment représentées que les œufs.

On retrouve le thème graphique de la cloche, avec celui des œufs, sur les emballages des confiseries vendues au moment de Pâques.

A Rome

A Rome, envolez-vous, divines messagères,
Au Saint-Père affirmez notre constante foi
L'Homme méchant, en vain, sous une injuste loi
Veut incliner nos fronts, proscrire nos prières.

O cloches, au retour, ramenez l'espérance
Aux fidèles chrétiens vaillants dans la souffrance

(Anonyme, sur une image pieuse éditée vers 1900)

(1) 61 800 références quand on fournit les mots clés « Cloche, Pâques, Rome » au moteur de recherche Google !
(2) Certains sites indiquent que l'interdiction de sonner les cloches date seulement du Concile de Trente, en 1542.

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